Introduction

«  L'étude des humanités devra un puissant foyer de lumières à cette nouvelle espèce de libraires sortis de la Germanie comme un cheval de Troie pour se répandre sur tous les points du monde civilisé. On raconte un peu partout que c'est aux environs de Mayence que vivait ce Jean, dit Gutenberg, qui le premier a inventé l'art de l'imprimerie, grâce auquel sans emploi de roseau ni de plume mais au moyen de caractères métalliques, des livres sont fabriqués rapidement, correctement et élégamment [...]. L'invention de Gutenberg [...] nous a donné des caractères à l'aide desquels tout ce qui se dit ou se pense peut être immédiatement écrit, récrit et livré à la postérité...  »

Guillaume Fichet, 1471

C'est par ces mots que Guillaume Fichet, associé de la première société d'imprimerie parisienne hébergée dans les locaux de l'université La Sorbonne décrit l'invention de l'imprimerie (Marichal, 1987[1]).

La mobilisation du support graphique, accentuée par la diffusion des imprimés, a considérablement modifié la manière dont les civilisations conçoivent et transmettent les connaissances. Le rythme effréné de production de connaissances de la révolution industrielle fera dire à Bush (1945[2]), un des théoriciens du métier de documentaliste, que l'accès aux documents devait se concevoir « as we may think », par une simple association d'idées.

Au même titre que le support graphique s'est substitué à une tradition orale en ouvrant de nouveaux possibles pour l'expression des connaissances, le support numérique se substitue au papier et ajoute une dimension dynamique pour leur conception et leur transmission. Le caractère manipulatoire du numérique, ses tendances à la de-sémantisation et l'interprétation, à la fragmentation et la recombinaison transforment fondamentalement nos rapports à la connaissance (Bachimont, 2007[3]).

Nos travaux s'inscrivent dans un programme de recherche technologique sur l'étude des modalités de l'écriture numérique ordinaire. Plus particulièrement, elle s'intéresse à la rééditorialisation que nous définissons d'une part comme un principe de production documentaire permettant à l'auteur d'embrasser le rôle d'éditeur ; de l'autre, comme une exploitation des propriétés numériques du support pour optimiser la production des documents. Le principe fondateur de cette optimisation repose sur l'accompagnement de la copie entre documents. L'objectif est d'outiller l'écriture afin d'agencer des fragments de documents existants en complément d'autres, originaux. Reprenant l'expression de Bush, Crozat (2012[4]) décrit les possibles de l'écriture numérique derrière l'expression « as we may write ».

Notre recherche fait suite aux développements des chaînes éditoriales comme technologie de mise en œuvre de la rééditorialisation et à leurs usages expérimentaux et industriels.

Problématique et objectif

En exploitant des fonctions permettant la production de documents rééditorialisés, les chaînes éditoriales segmentent leur représentation interne des documents en fragments. Ces fragments sont liés les uns aux autres formant ainsi un vaste graphe documentaire.

La production de documents rééditorialisés tend à complexifier le graphe documentaire exploité par les chaînes éditoriales en augmentant à la fois sa taille et sa densité. La mise à jour d'un fragment devient alors une opération complexe qui nécessite de nombreux contrôles afin d'éviter d'introduire des incohérences au sein d'un de ses contextes de publication.

Au delà d'une certaine échelle, les rédacteurs n'ont pas les moyens de maintenir de vastes graphes documentaires complexes. Les rédacteurs ont alors le choix entre réduire la complexité du graphe en dupliquant certains fragments afin de diminuer le nombre de liens au sein du graphe ou alors accepter un manque de contrôle sur les documents produits et donc une baisse de la qualité de ceux-ci avec l'introduction d'incohérences éditoriales.

L'enjeu de notre recherche consiste à assister les concepteurs de chaînes éditoriales afin de simplifier la perception que des rédacteurs peuvent avoir d'un graphe documentaire tout en maintenant la qualité du contrôle de sa cohérence. Notre objectif est d'assister la conception de chaînes éditoriales outillant une production documentaire dont la rééditorialisation est opérée à une échelle industrielle, soit répétable indéfiniment sans altérer la qualité de la documentation produite.

Contributions

Notre contribution s'établit selon quatre perspectives.

Une contribution théorique qui propose deux approches complémentaires pour permettre l'industrialisation de la rééditorialisation. Il s'agit de projeter le graphe documentaire dans différents espaces de travail simplifiés afin de donner une section du graphe à voir et à manipuler aux rédacteurs. Il s'agit ensuite de documentariser le discours pragmatique des rédacteurs de chacun des espaces de travail tout en proposant des fonctions d'assistance de l'activité.

Une contribution méthodologique qui permet d'assister les concepteurs de chaînes éditoriales. Il s'agit d'une méthode de structuration et de modélisation en deux temps. Dans un premier temps, nous proposons de structurer un graphe documentaire en plusieurs espaces en tenant compte des projets éditoriaux et auctoriaux d'une organisation. Dans un second temps, nous proposons d'accompagner les besoins d'assistance des rédacteurs et de documentarisation des organisations au sein de chacun des espaces préalablement mis en place.

Une contribution technique qui s'inscrit dans les développements de la suite logicielle de chaînes éditoriales Scenari. Nos développements ont été menés en lien avec l'unité Ingénierie des Connaissances et des Savoirs de l'UTC et avec la société Kelis, éditrice de Scenari.

Une contribution épistémologique qui constitue l'élément le plus inattendu de nos travaux. En cherchant à caractériser la validité scientifique de notre démarche appliquée, nous nous sommes intéressés au concept de programme de recherche technologique de Theureau (2009[5]). Dans ce mémoire, nous proposons une adaptation des propositions de Theureau afin de constituer une épistémologie normative interne et une épistémologie descriptive du programme de recherche technologique sur la rééditorialisation documentaire.

Organisation du mémoire

Ce mémoire présente les travaux réalisés au cours de notre thèse de doctorat. Il se structure en quatre parties.

La première partie est dédiée à la définition des hypothèses et de notre problématique de recherche. Le chapitre 1 présente la rééditorialisation documentaire, de l'histoire des supports d'inscription des connaissances jusqu'à la modélisation des chaînes éditoriales. Le chapitre 2 présente la structure du graphe comme objet de représentation des documents rééditorialisés. Il introduit et illustre la notion de graphe documentaire. Le chapitre 3 expose la problématique.

La seconde partie est dédiée à une complétion de l'état de l'art. Nos deux chapitres d'hypothèses constituent un véritable ancrage de notre recherche. Cette seconde partie complète cet ancrage en étudiant les diverses solutions mobilisées pour accompagner la rééditorialisation au sein des chaînes éditoriales. Le chapitre 4 s'intéresse ainsi à l'assistance au développement informatique et plus particulièrement, à la gestion des versions des fichiers de code. Le chapitre 5 traite des différentes propositions du domaine du Travail Coopératif Assisté par Ordinateur pour organiser le partage d'une ressource par un collectif. Le chapitre 6 mène une étude technologique des chaînes éditoriales et la met en perspective avec les différentes propositions exposées dans les chapitres précédents.

La troisième partie expose nos contributions théoriques, méthodologiques et techniques. Le chapitre 7 est un avant-propos à la partie III. Les chapitres 8 et 9 présentent la contribution théorique, son implémentation et des exemples d'usages associés. Ils spécifient la part de l'implémentation constituant notre contribution technique. Le chapitre 10 reprend notre contribution méthodologique et la met en application dans deux exemples fictifs inspirés de nos contextes d'usage.

La quatrième partie traite de l'évaluation de nos propositions et contient en outre notre contribution épistémologique. Le chapitre 11 fait un rapide tour d'horizon des différentes théories épistémologiques et s'intéresse plus particulièrement aux propositions de Theureau. Le chapitre 12 exploite ces propositions pour formuler une épistémologie descriptive du programme de recherche « rééditorialisation documentaire » et positionner notre recherche au sein de ce programme. Le dernier chapitre s'appuie sur ce positionnement et sur l'épistémologie descriptive du programme de recherche pour mener une évaluation de notre recherche.