La linéarité étudiée à travers un cas d'usage
À travers l’œuvre Un conte à votre façon de Raymond Queneau, Bouchardon (2010[1]) illustre trois caractéristiques de la linéarité : la structure du récit, l'organisation matérielle et la (dis)continuité de lecture.
Dans cette œuvre de structure réticulaire (qualifiée d'hypertexte papier ou de "proto-hypertexte"), chaque fragment propose au lecteur de décider de la suite du récit en le laissant choisir le fragment suivant parmi deux possibles :
Dans la version papier d'origine, les fragments sont disposés les uns à la suite des autres à une moyenne de quatre fragments par page (Bouchardon, 2010, p. 77[1]). Ainsi, après le fragment 16 par exemple, le lecteur peut choisir d'aller en 18 ou 21, ou bien de lire 17 avant 18 puis 19 et 20 avant 21. Dans le premier cas, il s'agit d'une lecture discontinue en accord avec la structure réticulaire du récit ; dans le second, on a une lecture continue en accord avec la linéarité matérielle du support.
Cette œuvre a eu deux adaptations numériques, par Antoine Denize et Bernard Magné (Machines à écrire) d'une part, et de par Gérard Dalmon d'autre part. Ces deux versions interactives proposent différentes façons de transposer les "liens" entre fragments :
Dans la version de Denize et Magné, des indices visuels et sonores orientent le lecteur, après chaque fragment, vers un fragment ou un autre. Les fragments suivis s'écrivent les uns après les autres sur un cahier (utilisé comme métaphore visuelle).
Dans la version de Dalmon, le lecteur choisit le prochain fragment en cliquant sur un lien "Oui" ou "Non". Dès lors, le nouveau fragment se substitue à l'ancien (une page équivaut à un fragment).
Il s'ensuit que le support numérique ne permet pas ici d'appréhender Un conte à votre façon dans son ensemble. En effet, dans le premier cas les fragments non-suivis n'apparaissent à aucun moment sur le cahier, et dans le second, un fragment n'est vu que si le lien permettant d'y accéder est suivi. Pour Bouchardon, cette différence est fondamentale (p. 78[1]) :
« Pour le lecteur, le fait de cliquer sur une partie de l'écran pour passer au fragment suivant est [...] très différent du fait de sauter du texte. Dans la version papier, le lecteur, qui a une appréhension de la globalité du texte du conte, est conscient de ce qui ne sera pas lu, de ce qui est perdu dans la lecture [...]. Il éprouve un sentiment de discontinuité dans sa lecture. »
« Toute autre est l'impression éprouvée par le lecteur des deux versions interactives : que chaque fragment se substitue au précédent ou qu'il vienne s'écrire à la suite du précédent, le lecteur aura - paradoxalement - l'impression d'une continuité dans l'adaptation de ce récit non-linéaire [...]. »
Bouchardon souligne par ailleurs qu'il y a plus d'effort de la part du lecteur dans la version papier que dans les versions interactives. En effet dans la première, il s'agit de chercher un fragment distant potentiellement de plusieurs pages, et non d'un simple "tourne-page". Inversement, le lien hypertexte joue pleinement son rôle de prise en charge dans les versions interactives (la machine traite elle-même la navigation vers l'unité narrative suivante).