Lecture active
Définitions
La lecture active est une lecture qui s'accompagne d'une réflexion critique et d'un apprentissage (Schilit et al., 1998[1]). Ce type de lecture est proche de la lecture savante, qui d'après Gebers est une « lecture intensive d'un ensemble de documents dont l'objectif est de produire un nouveau contenu qui réifie l'interprétation d'un corpus par un lecteur »
(2008[2]) ; ou encore de la lecture critique, qui d'après Bottini consiste à « élaborer de nouvelles configurations documentaires faisant sens à partir notamment des fragments résultant de la discrétisation opérée sur les ressources du corpus »
(2010[3]). Ces deux dernières définitions insistent sur l'engagement du lecteur au cours de son activité. En effet pour Stiegler, il s'agit d'« inscrire sa lecture à même le texte lu »
, à tel point que « lire et écrire deviennent proprement inséparables »
(1995[4]). La lecture active se prolonge également avec la production de nouveaux contenus ou documents. Elle réalise alors un but de lecture, au sens de O'Hara (1996[5]) : un texte ou un ensemble de textes est lu en vue de produire un résumé, une revue critique, etc..
La lecture active entraîne la production d'annotations, définies par Prié comme « les inscriptions premières de la lecture, qui correspondent aux notes (au sens large) que le lecteur a souhaité inscrire au cours de celle-ci. »
(2011, p. 104[6]). Pour Virbel, elles sont un moyen pour le lecteur de gérer son interprétation à long terme : « [...] l'annotation apparaît comme une technique empirique et individualisée de mémorisation et de la capitalisation de résultats de lecture, dès lors remployables dans la suite même de la lecture en cours, mais aussi pour la gestion de relectures ou de consultations ultérieures, et pour la facilitation de l'accès transversal ou diagonal du texte [...] »
(1994)[7]. Les annotations constituent ainsi un espace rétentionnel virtuel, au sens de Stiegler (1995[4]), virtuel en ce que cet espace est externe à la mémoire biologique. Pour ce même auteur, le numérique ouvre la voie vers l'automatisation de l'exploitation des annotations, qui sont effectivement des inscriptions manipulables comme les autres au sein du système numérique dit global (Prié, 2011[6]).
L'instrumentation numérique de la lecture active fait l'objet de plusieurs recherches, concernant les documents textuels (Gebers, 2008[2]), audiovisuels (Aubert et Prié, 2005[8] ; Richard et al., 2007[9] ; Prié, 2011[6]) ou encore multimédia (Bottini, 2010[3]).
Par exemple dans le cas de l'instrumentation de la lecture savante, Gebers (2008[2]) a proposé un prototype d'environnement où le lecteur constitue un dossier documentaire et créé des annotations textuelles multi-ancres et multi-cibles entre les contenus du dossier. À travers les différents parcours proposés par l'environnement (linéarisation du dossier, vue réseau, accès transversal aux annotations), le lecteur peut (ré)organiser sa lecture du dossier.
Dans le cadre du projet Advene (Aubert et Prié, 2005[8]), c'est la lecture active de documents audiovisuels qui a été étudiée. Les documents audiovisuels ont la particularité de prescrire un rythme de lecture par leur temporalité intrinsèque. L'annotation dans de tels documents prend la forme d'une « information attachée à un fragment spatio-temporel d'une vidéo »
(Prié, 2011, p. 121[6]). À partir des annotations, l'environnement permet de produire une hypervidéo, soit un ensemble de vues (table des matières, mosaïque d'images, mise en relation de fragments...) exploitant les annotations et les reliant aux fragments concernés. Le lecteur peut alors naviguer entre ces fragments mais aussi les jouer, marquant ainsi un retour au rythme du flux temporel.
Enfin, Bottini (2010[3]) propose un environnement de lecture critique multimédia reposant sur un modèle conceptuel prenant en compte l'hétérogénéité des contenus manipulés (texte, image, son...). Ce modèle repose sur trois niveaux : matériel, annotatif et organisationnel. Le niveau matériel correspond aux différents contenus pouvant être importés dans l'environnement (entités matérielles) et à partir desquels peuvent être opérées des sélections. La sélection est définie en fonction du type de contenu : par exemple, une sélection dans un contenu sonore est décrite par des timecodes de début et de fin ; une sélection dans une image est décrite par une zone géométrique. Le lecteur peut associer ces sélections à des entités sémantiques au niveau annotatif, qui permettent d'ajouter des gloses textuelles ou bien de créer des liens vers d'autres entités sémantiques. Enfin au niveau organisationnel, le lecteur peut découper une entité matérielle dans une arborescence d'entités structurelles. Par exemple, un flux audio peut être subdivisé sur autant de niveaux que le lecteur le souhaite ; une partition musicale peut être décomposée en pages puis en systèmes (ensemble de portées). À l'issue de ces phases de sémantisation et d'organisation, le lecteur peut par exemple produire le dossier synchronisé d'une œuvre, à partir de plusieurs de ses interprétations (entités sonores) et partitions (entités graphiques).
Ces instrumentations de la lecture active ont pour origine les travaux des pionniers de l'informatique documentaire tels que Nelson et, quelques dizaines d'années avant cela, Vannevar Bush. Dans son célèbre article As we may think (1945[10]), Bush avait décrit une machine, le Memex, stockant sur des microfilms une grande quantité de documents que l'utilisateur peut lire, commenter, lier et comparer entre eux. D'après Crozat (2015a[11]), l'idée de Bush était de pouvoir mécaniser les actes de pensée répétitifs (et donc répétables par la machine) qui ont lieu au cours de la lecture et de l'écriture (rechercher un texte, le manipuler, suivre une référence vers un autre texte...). La pensée de Bush fut à la base du concept d'hypertexte, théorisé pour la première fois par Nelson en 1965. Dans Literary Machines (1981[12]), Nelson défend une vision non-linéaire du texte, censée correspondre au mode réticulaire de la pensée humaine (par association d'idées). Au contraire, la linéarité traditionnelle du texte aurait tendance à imposer une seule interprétation, là où l'hypertexte donne la possibilité au lecteur de construire ses propres parcours, ou bien à l'auteur d'en prévoir plusieurs.
Critique de la lecture numérique
Nous voyons que le numérique permet d'instrumenter la lecture active à travers des environnements de lecture proposant des fonctions avancées d'annotation et d'exploitation des annotations.
Pour Giffard, il en va autrement des pratiques usuelles de lecture numérique, c'est-à-dire de la lecture sur le web : « la lecture numérique existe [...] en tant que pratique culturelle, mais elle ne remplit pas les conditions nécessaires d'une lecture générique parce qu'elle n'arrive pas à intégrer la lecture approfondie, attentive, associée à la réflexion »
(2013[13]). Giffard rappelle en effet que la réflexion occupe une place fondamentale, bien que distincte de la lecture elle-même, dans l'appropriation d'un texte. Elle est à la base de la tradition de lecture qui s'est développée dans les monastères au Moyen-âge, où la lecture silencieuse et intensive (la lecture et relecture d'un ensemble de textes) s'entrecoupait de moments de méditation, afin de favoriser une intériorisation du texte.
Le web transforme la lecture approfondie, ou lecture d'étude, en une simple lecture d'information non-suivie par la réflexion. Giffard s'appuie sur l'analyse de Nicholas Carr et la notion de surcharge cognitive mise en évidence par les études sur la lecture sur le web. En plus des problèmes de lisibilité des textes à l'écran, on retrouve la désorientation induite par les liens hypertextes : « La prise en compte des hyperliens à l'intérieur des textes et des sites est un bon exemple de surcharge cognitive dans le temps. Tout en lisant, le cerveau doit considérer l'intérêt éventuel des hyperliens et prendre la décision de les activer (ou pas). »
L'attention devant être portée au texte et la prolongation de la lecture par la réflexion sont donc en quelque sorte détournées par l'outil. En cela, le web n'est pas une technologie de lecture selon Giffard, mais une technologie par défaut.
Inventée au tournant des années 1990 par Tim Berners-Lee, cette technologie s'inspire des travaux de Bush et de Nelson. S'il s'agit bien d'un système hypertexte (mais dont les liens sont seulement unidirectionnels), Giffard rappelle que le web ne propose pas, du moins en dehors de plate-formes spécialisées, de mécanismes standards permettant au lecteur de créer ses propre liens entre documents ou fragments de documents ou encore d'annoter les contenus. Ainsi pour Giffard : « la possibilité pour le lecteur de produire ses propres parcours de lecture dans le texte numérique, centrale dans l'orientation hypertextuelle n'a pas été actualisée dans le dispositif du web »
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