Documentarisation et collaboration
Définitions
La notion de documentarisation est tout d'abord employée chez le collectif Pédauque (2006[1]), qui désigne par là « l'omniprésence documentaire dans l'organisation sociale moderne »
(Crozat, 2012a[2]).
Chez Zacklad (2005[3]), la documentarisation revêt un sens plus précis : « [La documentarisation] consiste à doter [les] supports d'attributs spécifiques permettant de faciliter (i) leur gestion parmi d'autres supports, (ii) leur manipulation physique, condition d'une navigation sémantique à l'intérieur du contenu sémiotique et enfin, (iii) l'orientation des récepteurs [...] »
(ibid.[3]). Les documents sont ici étudiés sous l'angle des transactions communicationnelles, c'est-à-dire comme « supports à la coordination d'un collectif distribué engagé dans une activité commune finalisée »
(ibid.[3]). Dans ce contexte, une nouvelle classe documentaire émerge : celle des documents pour l'action - DopA (ibid.[3]). Le DopA se caractérise notamment par son soutien aux activités de conception coopérative et son inachèvement prolongé. Ce concept permet de caractériser des objets documentaires nouveaux, comme les forums ou les groupes de discussion.
Dans le cadre du DopA, Zacklad définit l'annotation de la manière suivante : « toute forme d'ajout visant à enrichir une inscription ou un enregistrement pour attirer l'attention du récepteur sur un passage ou pour compléter le contenu sémiotique par la mise en relation avec d'autres contenus sémiotiques pré-existants ou par une contribution originale »
(2007[4]). Il propose une typologie d'annotation dans laquelle il distingue (ibid.[4]) :
l'annotation-attentionnelle, qui correspond à une simple indication de lecture (passage surligné...) ;
l'annotation-associative, qui met en jeu le renvoi vers un autre fragment interne ou externe au document (référence bibliographique, lien hypertexte...) ;
l'annotation-contributive, qui se distingue par un une production sémiotique (texte, image...) venant se surajouter au fragment annoté.
Dans cette typologie, les annotations sont réalisées à l'intention d'un bénéficiaire potentiellement (mais la plupart du temps) différent du lecteur-annotateur. Zacklad distingue la prise de notes comme un cas particulier dans lequel le lecteur est lui-même le bénéficiaire de ses annotations, tel que dans la lecture active le plus souvent.
Annotations-contributives
Dans le cadre de l'activité de relecture, nous nous intéressons principalement aux annotations-contributives réalisées par le relecteur et adressées au rédacteur (pouvant être le relecteur de son propre texte). Celles-ci jouent plus spécifiquement un rôle de critique du contenu ou de planification d'une action à entreprendre sur le contenu (Zacklad et al., 2003[5]). De plus, leur fonction n'est pas la même selon qu'elles concernent un document inachevé ou achevé (Zacklad, 2007[4]) :
Dans le premier cas, on se situe plutôt dans un contexte de correction (le document est voué à être modifié après la phase d'annotation). Le relecteur évalue le degré d'achèvement du document et propose des pistes de réécriture via les annotations. Cette activité est par exemple instrumentée dans les logiciels bureautiques tels que MS Word ou OpenOffice, avec le mode révision :
« [...] les éditeurs de texte électroniques permettent d'introduire des annotations-contributives à la fois sous la forme de commentaires et sous la forme de corrections ou de compléments au texte initial qui apparaissent dans des couleurs différentes et qui peuvent être progressivement acceptés ou rejetés par les co-transactants lors de la réception du document »
.Dans le second cas,
« l'annotation s'inscrit [...] dans un processus de "reprise", dans lequel le document [...] fait l'objet d'un processus de "ré-appropriation" et de "re-documentarisation" »
. Le relecteur cherche à actualiser le contenu du document (« [formulation] des objections associées à la prise en compte de nouvelles informations [...] »
) et ses annotations mènent éventuellement à un« projet de "ré-édition" ou de réutilisation du document dans un contexte différent »
.
Compte tenu des propriétés intrinsèques du document numérique (réécriture permanente, instabilité...), il ne nous parait pas nécessaire de maintenir la distinction entre document achevé et inachevé.
Fragments pragmatiques
Dans le cadre des chaînes éditoriales, Arribe définit la documentarisation de l'activité comme « la production d'une documentation liée à l'activité des rédacteurs sur un graphe de fragments »
(2014[6]). La documentarisation entraîne la production de nouveaux fragments appelés fragments pour l'action, par opposition aux autres fragments du graphe à vocation documentaire. La tâche et la liste de tâches sont des exemples de fragments pour l'action. Une tâche décrit typiquement une action à entreprendre sur un ou plusieurs fragments documentaires (mise à jour, relecture...).
Arribe souligne cependant que la dichotomie entre fragments pour l'action et fragments documentaires s'avère être une limite dans certains usages. Il existe en effet des situations hybrides dans lesquelles des informations du support à l'action ont vocation à être réutilisées dans un contexte de production documentaire et inversement, comme illustré par les dossiers d'homologation rédigés avec la chaîne éditoriale utilisée au sein de la société Quick :
ils comportent des métadonnées renseignant l'auteur et la date de révision ;
leur validation peut servir d'input à la création de tâches de mise à jour des fragments de la documentation de référence.
Pour dépasser cette limite, Arribe propose le concept de fragment pragmatique. Un fragment pragmatique peut incorporer des structures relevant aussi bien de la production documentaire que du support à l'action, et se positionne entre ces deux dimensions selon leur importance relative. Trois exemples de fragments pragmatiques dans les chaînes éditoriales sont proposés, avec leur instrumentation dans Scenari : le moteur de tâches, le système de commentaires et l'enrichissement de fragments documentaires.
Le moteur de tâches consiste en un panneau de gestion des tâches de l'utilisateur. Une tâche est répertoriée selon son état ("à venir", "en cours" ou "close") et peut avoir des fragments documentaires associés ainsi que des dates de planification (à laquelle elle passe de l'état "à venir" à l'état "en cours") et d'échéance. La tâche est également décrite par un cycle de vie, soit un ensemble de statuts et de transitions entre ces statuts. Le cycle de vie est modélisé dans SCENARIbuilder (primitives de collaboration). Par exemple, une tâche de type "revue" peut avoir les statuts "à valider" (un relecteur demande la validation d'un fragment par un relecteur), "à modifier" (le relecteur demande des corrections au rédacteur, qui repassera ensuite la tâche au statut "à valider"...) et "terminé" (le relecteur valide le fragment et clôt la tâche).
Le système de commentaires permet d'intégrer la dimension pragmatique aux fragments documentaires classiques via l'annotation. Les commentaires peuvent être ajoutés à tout niveau du contenu d'un fragment, sous la forme de fils de discussion auxquels il est possible de répondre par d'autres commentaires, et pouvant aussi être clos ou supprimés. L'annotation peut être réalisée dans l'éditeur Scenari[7] ou bien dans une prévisualisation dédiée[8].
L'enrichissement des fragments documentaires consiste à utiliser des informations relatives au support à l'action non pas dans une partie dédiée de l'application, le moteur de tâches, mais directement au sein des fragments en vue de leur exploitation dans la production documentaire (par exemple, les métadonnées des dossiers d'homologation chez Quick). Cet enrichissement peut se faire en associant un cycle de vie (modélisé dans SCENARIbuilder) à une ou plusieurs classes de fragments. Par exemple, le cycle de vie est constitué des états "brouillon", "à valider" et "validé". Les droits d'écriture peuvent varier en fonction de l'état du fragment et du rôle de l'utilisateur : par exemple, un fragment dans l'état "à valider" est en lecture seule pour les rédacteurs tant que son état n'est pas revenu à "brouillon". De plus, la responsabilité d'un fragment peut être confiée à un utilisateur. Les informations de l'état et du responsable du fragment sont non-seulement visibles dans la forme d'édition (dans le bandeau de gestion), mais également exploitées par le moteur de recherche des fragments (l'utilisateur peut par exemple chercher tous les fragments validés).