Épistémologie : critères de scientificité et programmes de recherche
Fondations épistémologiques
Les travaux philosophiques dédiés à la caractérisation de la recherche scientifique se sont principalement intéressés aux sciences physiques depuis l'époque de Galilée jusqu'à la recherche contemporaine. Les principaux auteurs que nous étudions ici, soit Popper, Kuhn, Lakatos, Koyré et Theureau, s'entendent sur deux caractéristiques dans l'analyse de la méthode scientifique : l'universalité des lois et le principe de réfutation.
Ils considèrent tous que les lois scientifiques sont universelles. En 1934, Popper (1973[1], p. 483) montre ainsi que « les lois universelles transcendent l'expérience, ne fut-ce que parce qu'elles sont universelles et transcendent donc n'importe quel nombre fini de leurs illustrations observables »
.
En considérant les lois scientifiques comme universelles, il devient difficile de les démontrer. En revanche, elles peuvent être réfutées lorsqu'elles sont fausses ou échapper à la réfutation ce qui n'écarte pas leur validité. Popper explique ainsi que « c'est naturellement à cause de cette transcendance que les lois ou théories scientifiques ne sont pas vérifiables et que la possibilité d'être soumises à des tests ou d'être réfutées est la seule chose qui les distingue, en général, des théories métaphysiques »
(ibid.[1], p. 483). Popper explique également que pour faciliter les tests, l’énonciation des lois doit être la plus claire et limpide possible : « le système théorique doit être formulé avec assez de clarté et de précision pour qu'on puisse facilement y reconnaître ce que chaque nouvelle hypothèse y représente »
(ibid.[1], p. 69).
Popper et la concorde des savoirs scientifiques
Popper ajoute principalement deux éléments à ces caractéristiques. Premièrement, il distingue les sciences des non-sciences parmi lesquelles il regroupe la religion, la philosophie des grecs, les doctrines économiques ou politiques ou encore la psychanalyse. Deuxièmement, il pose une hypothèse de concorde parmi les disciplines scientifiques : il reconnaît certes un morcellement des connaissances entre disciplines mais soutient qu'il y a un consensus sur les connaissances et les lois valides au sein d'une discipline. Le consensus évolue au fur et à mesure que de nouvelles réfutations sont réalisées.
Popper s'inscrit ainsi dans une vision de construction universelle des connaissances.
Kuhn et les paradigmes scientifiques
En 1962, Kuhn (1972)[2] complexifie le principe de concorde scientifique en lui superposant un niveau supérieur, celui du « paradigme scientifique »
. Kuhn borne les périodes de concorde par des périodes de crise pendant lesquelles plusieurs référentiels théoriques « luttent à mort »
jusqu'à la non-réfutation d'un unique paradigme, ce qui ouvre ainsi une nouvelle période de concorde.
L'ensemble des lois valides dans un paradigme tel que défini par Kuhn ne le sont plus dans le paradigme suivant ou concurrent. Par exemple, l'ensemble des lois physiques mobilisées par les grecs ne sont plus valides dans le paradigme galiléen. Les lois de Galilée et de Newton sont elles-mêmes caduques dans un paradigme plus récents tel que celui de la physique quantique.
Lakatos et les programmes de recherche
En 1965, Lakatos (1994[3]) s'oppose à Popper et Kuhn sur le principe de concorde. Pour lui, la recherche s'organise en différents « programmes de recherche »
. Un programme peut avoir une portée plus ou moins générale et plus ou moins transversale. Lakatos spécifie la méthodologie d'un programme de recherche dont nous proposons un résumé en deux propriétés principales : disposer d'un noyau théorique protégé de toute réfutation par une ceinture d'hypothèses auxiliaires et susciter un travail de recherche visant à compléter le noyau par de nouvelles hypothèses explicatives ou prédictives.
Lakatos considère que différents programmes de recherche sont systématiquement en partie concurrents, en partie semblables et en partie complémentaires entre eux. Il soutient que c'est la confrontation entre les différents programmes de recherche qui est un des principaux moteurs de l'histoire des sciences.
Koyré et les critères de scientificité
Lakatos a inscrit ses travaux dans l'analyse de la recherche en sciences physiques et en mathématiques. Les critères de scientificité lui semblaient implicites au sein de ces communautés. Il n'a donc nullement éprouvé le besoin de les formuler. Afin de généraliser la notion de programme de recherche, Koyré (1973[4]) en a proposé un enrichissement en 1966 en définissant des critères de scientificité que le noyau et la ceinture d'hypothèses doivent respecter. Koyré formalise ainsi trois critères : la littéralisation de l'empirique, la production de propositions réfutables et la relation organique avec la technique.
Theureau (2009[5]) explique ces critères comme suit.
« La littéralisation de l'empirique, c'est "que l'on use de symboles qu'on peut et doit prendre à la lettre, sans égard à ce qu'éventuellement ils désignent" et "que des conséquences empiriques puissent suivre du maniement aveugle et réglé de quelques lettres" ou symboles »
(ibid.[5], p. 439).« Une proposition réfutable est "une proposition telle que l'on puisse construire a priori une conjonction finie de propositions qui y contredisent et trancher empiriquement cette contradiction" »
(ibid.[5], p. 439).« Le critère de relation organique avec la technique s'oppose directement à l'idée d'une "science pure". [...] Il conduit à penser l'expérimentation scientifique en continuité avec la technique, au lieu de la ramener à la contemplation »
(ibid.[5], p. 439).
Theureau, le cours d'action et l'épistémologie normative interne aux programmes de recherche
Theureau (2004[6] ; 2006[7]) a mené un programme de recherche nommé « cours d'action »
comportant à la fois des aspects empiriques en sciences humaines et sociales et des aspects technologiques.
Dans un ouvrage de réflexion sur le programme de recherche « cours d'action »
(2009)[5], Theureau propose une généralisation de la méthode de recherche mobilisée dans le programme afin de compléter les concepts de Koyré et Lakatos. Il propose ainsi une matrice entre différentes approches épistémologiques et différentes catégories de programmes de recherche.
Au niveau des approches, Theureau distingue « épistémologie interne (à une démarche scientifique donnée) et épistémologie externe (portant sur une démarche scientifique donnée en référence à d'autres démarches scientifiques, voire à la démarche scientifique en général) ; épistémologie descriptive (épistémologie spontanée d'un chercheur ou d'un groupe de chercheurs, que l'on peut éventuellement dégager par l'analyse de son (leur) activité) et / ou l'histoire de ses (leurs) recherches) et épistémologie normative (interne : idéal épistémologique de ce même chercheur ou ensemble de chercheurs, ou externe : idéal épistémologique appliqué de l'extérieur à une recherche donnée) »
(ibid.[5], p. 564).
Au niveau des programmes, Theureau propose de structurer quatre catégories différentes : des programmes philosophiques dont l'objet d'étude est « la circonscription des questions possibles »
, des programmes empiriques portant sur des « hypothèses empiriques »
, des programmes technologiques portant sur des « hypothèses de création technologique, organisationnelle et culturelle »
et des programmes de recherches mathématiques portant sur des « hypothèses de création virtuelle »
(ibid.[5], p. 454). Les deux prochaines sections de ce chapitre sont dédiées aux propositions de Theureau pour une épistémologie normative (donc une méthode idéale) interne (menée par des scientifiques sur leurs propres démarches) des programmes de recherches empiriques et technologiques.