Épistémologie normative interne des programmes de recherche empirique

L'épistémologie interne normative des programmes de recherche de Theaureau (figure 128) ne poursuit pas les mêmes objectifs que les propositions de Lakatos et de Koyré. Là ou ses prédécesseurs proposent des éléments pour analyser ce qui relève de la science ou de la non-science afin d'assister l'historien des sciences ou l'épistémologue s'intéressant à une nouvelle discipline, Theureau propose des éléments pour assister un chercheur ou groupe de chercheurs à analyser sa propre pratique. Les différentes propositions de Lakatos et Koyré se retrouvent donc disséquées dans une méthode en neuf « mouvements ». Six de ces mouvements sont appelés fondamentaux et forment le noyau théorique et heuristique. Les trois mouvements complémentaires (2.1', 3.1' et 3.3) délimitent ce que Theureau appelle une zone de « fertilité ». Ils correspondent à la ceinture d'hypothèses auxiliaires de Lakatos et Koyré que Theureau nomme lui la « capacité de croissance ».

Figure 128 : programme de recherche empirique général (Theureau, 2009, p. 462)

Dans cette section, nous revenons sur les différents mouvements proposés par Theureau.

L'engagement du chercheur (1.1)

Theureau pose comme fondement à tout programme de recherche l'engagement des chercheurs qui y contribuent. Cet engagement est à la fois ontologique soit à propos d'une certaine « croyance concernant la "nature des choses" » (Theureau, 2009[1], p. 461), éthico-politico-religieux soit propre à « un certain mode de relation [...] auquel participe un principe d'espérance » (ibid.[1], p. 461), épistémologique soit lié à « un certain "régime de vérité" » (ibid.[1], p. 461) et pratique soit dans l'attente de la «  réalisation de certains effets pratiques  » (ibid.[1], p. 461).

Cet engagement est propre à chaque chercheur et souvent partiellement en phase entre les différents chercheurs d'un même programme de recherche. Theureau souligne en outre son aspect « indéterminable avec précision et exhaustivité pour chacun » (ibid.[1], p. 463).

Hypothèses empiriques (2.1)

Ces hypothèses constituent le cœur du noyau théorique de Lakatos. Theureau insiste sur le caractère nécessairement « non-trivial » d'une partie significative de ces hypothèses (ibid.[1], p. 464). C'est ce caractère qui permet une « première partie du second critère de scientificité de Koyré, celui des "propositions réfutables" » (ibid.[1], p. 464).

Theureau parle « d'hypothèses de substance » pour désigner les hypothèses permettant de définir les objets théoriques et « d'hypothèses de connaissance » pour désigner celles permettant de construire une méthodologie et des critères de réfutation (ibid.[1], p. 464). Ce sont ces hypothèses qui permettent de délimiter le programme de recherche.

Objets théoriques (1.1')

Le mouvement 1.1' consiste en une transformation de 1.1 par 2.1. Il s'agit de l'engagement d'un chercheur ou d'un groupe de chercheurs raisonné à travers une série d'hypothèses de façon à spécifier des objets d'étude et des objets théoriques. Theureau souligne l'importance de la formalisation d'objets théoriques puisqu'ils participent à la constitution du premier critère de scientificité de Koyré à savoir la littéralisation de l'empirique.

Instance de réfutation (2.2)

L'instance de réfutation constitue la seconde partie du critère de réfutation de Koyré. Il s'agit de déterminer, dans un cadre conforme à celui posé par les hypothèses de connaissance, et pour un objet théorique conforme à celui déterminé par un chercheur en relation avec les hypothèses de substance, une méthodologie permettant de réfuter les hypothèses propres au programme de recherche.

Theureau insiste sur la nécessité d'isoler l'instance de réfutation du cadre théorique. « C'est grâce à cette indépendance que l'instance de réfutation-décision peut occasionner des surprises, c'est-à-dire produire des données qui remettent en cause tout ou partie des théories de départ du chercheur » (ibid.[1], p. 465).

Cadre théorique (3.1)

Ce mouvement définit l'ensemble du cadre théorique dans lequel viennent s'inscrire les hypothèses du mouvement 2.1. L'enchaînement des mouvements de 1.1 à 3.1 illustre le caractère interne de la démarche de Theureau qui démarre son analyse au chercheur et à son engagement dans ses recherches avant de l'étendre au cœur du programme de recherche (2.1 et 1.1') puis de positionner ce cœur dans un cadre théorique dont certains éléments sont souvent communs avec d'autres programmes. Une analyse descriptive et externe d'un programme de recherche pourrait avoir la méthodologie inverse, soit introduire le cadre théorique, spécifier les hypothèses de recherche et l'objet de recherche avant d'en établir les relations avec l'engagement du ou des chercheurs.

Dans ce mouvement, Theureau insiste sur la structuration des théories avec une théorie centrale et des théories complémentaires (ibid.[1], p. 466).

Modélisation (3.2) et fécondité

Le mouvement de modélisation consiste en une observation et un traitement des données issues de l'expérience, soit issues de l'instance de réfutation 2.2. Ces données peuvent être traitées selon deux démarches complémentaires. Elles peuvent être traitées à travers une « modélisation analytique », soit une modélisation permettant d'interpréter et de comprendre les données de l'expérience. De façon complémentaire, elles peuvent être mobilisées à travers une « modélisation synthétique », soit une simulation permettant à la fois de vérifier ou de faire évoluer les hypothèses empiriques 2.1, afin de comparer les résultats des modèles synthétiques par rapport aux données issues de l'expérience.

Fécondité (2.1', 3.3, 3.1')

Depuis la modélisation, trois mouvements complémentaires s'enchaînent. Ces mouvements sont les résultats du programme de recherche. Ils représentent les objectifs des chercheurs investis dans le programme.

La modélisation rapportée aux hypothèses de départ permet d'entrer dans un mouvement que Theureau nomme la fécondité empirique (2.1'). Il s'agit donc des hypothèses de départ revisitées par l'analyse et la synthèse du résultat de l'expérience. Cet état de fécondité empirique peut être le support de nouvelles recherches, c'est-à-dire l'origine d'une redéfinition de l'objet théorique de recherche 1.1', de l'instance de réfutation 2.2 et de nouvelles modélisations 3.2.

En complément, la modélisation de ce que Theureau appelle les « surprises de l'expérience », c'est-à-dire les données issues de l'expérience non conformes aux résultats attendus, permet indirectement de participer à la concrétisation de développements du cadre théorique. C'est ainsi que se constitue le mouvement 3.3 qui est un objectif indirect à tout programme de recherche (contrairement aux résultats 2.1' de la modélisation 3.2 en lien avec les hypothèses 2.1 qui constituent l'objectif principal du programme de recherche).

Le dernier mouvement consiste en la transformation du cadre théorique 3.1 par les avancées 3.3 issues de la modélisation 3.2. Ce nouveau cadre théorique est numéroté 3.1'.