Instabilité
D'après Stiegler (1995[1]), le numérique marque le passage d'un support statique (« parchemin, manuscrit ou papier imprimé »
) à un support dynamique, entraînant ainsi un rapprochement "naturel" de la lecture et de l'écriture. Stiegler prend pour exemple les outils numériques d'annotation mobilisés par le lecteur "savant", qui permettent d'automatiser et de mémoriser de façon infaillible ses opérations de hiérarchisation (souligner, commenter dans la marge...) et de qualification (indexer par des mots-clés, relier à d'autres documents...). À l'inverse, l'annotation sur un support statique par des lecteurs constitue moins un acte d'écriture car elle est limitée par la « rupture du bon à tirer »
, qui empêche par exemple de rééditer un ouvrage en y intégrant ces annotations, comme une édition numérique le permettrait. À travers cette lecture-écriture, nous voyons donc qu'un contenu numérique admet un nombre illimité de réécritures, aussi bien autour du texte (annotation) que dans le texte (modifications, ajout de compléments...).
Par ailleurs pour le collectif Pédauque (2006[2]), le numérique amène à désigner par "documents" des productions qui sont en réalité des "proto-documents", par exemple les « différentes versions successives d'un document de travail »
(ibid.[2]). Dans le cadre des activités de conception coopérative, Zacklad (2005[3]) parle plus précisément de documents pour l'action, qu'il caractérise à travers leur inachèvement prolongé.
Le numérique favorise ainsi une écriture fortement itérative en comparaison des pratiques de l'édition traditionnelle. En effet, un ouvrage papier n'est publié que lorsqu'il est définitivement validé par l'éditeur. S'il peut néanmoins faire l'objet de rééditions, celles-ci sont généralement en nombre limité et distantes de plusieurs années. Par ailleurs, quand des fautes ont été détectées après tirage, il est d'usage de consigner les corrections dans un errata adjoint à l'ouvrage, plutôt que de le publier à nouveau.
Les technologies Wiki permettent d'illustrer cette écriture itérative et l'instabilité documentaire qu'elle provoque. En effet, les utilisateurs de ces systèmes peuvent apporter des modifications aux documents à travers l'interface web, et gérer ces modifications grâce à l'historisation de chaque version. Le numérique change donc notre façon d'écrire : « Le processus de rédaction est collaboratif [...] et progressif [...] : des notes brutes peuvent être publiées par certains, pour être ensuite améliorées, voire finalisées par d'autres. La tension principale que doivent gérer ces dispositifs est l'opposition manifeste entre documentation de référence d'une part et contenu en perpétuel mouvement d'autre part (modification, validation, ...). »
(Crozat et al., 2011)[4].
Des statistiques sur le projet encyclopédique Wikipédia illustrent cette tendance : d'après des études menées de 2001 à 2006 sur la version anglaise (Wilkinson et Huberman, 2007[5]), environ un millier d'articles de moins de deux ans ont dépassé le millier de modifications. Les versions historisées des articles Wikipédia ont d'ailleurs fait l'objet de recherches sur des nouvelles techniques de visualisation de l'information, telles que l'history flow (Viégas et al., 2004[6]), qui permet de représenter la dynamique temporelle des modifications d'un article Wikipédia par ses différents auteurs. Dans l'illustration ci-dessous, chaque version est représentée par un rectangle, dont la longueur et la largeur représentent respectivement la taille du contenu et le temps avant qu'une nouvelle version soit créée, et dont les couleurs permettent de distinguer les auteurs ayant modifié telle ou telle partie du contenu.
Prenons l'exemple de l'article Wikipédia (version française) traitant de Philae, l'atterrisseur de l'Agence spatiale européenne qui s'est posé sur la comète "Tchouri" en novembre 2014. Entre le 14 et le 16 juin 2015, l'article a été modifié plus d'une vingtaine de fois suite à une reprise de la communication entre Philae et la sonde spatiale Rosetta :
L'outil de comparaison (différentiel) est utile pour identifier précisément les changements qui ont eu lieu entre deux versions (pas forcément consécutives) :
Le différentiel rend la relecture plus efficace, mais ne permet pas à lui seul de valider entièrement la nouvelle version d'un document. En effet, les modifications apportées peuvent avoir généré des incohérences avec le reste du document, que seule une relecture exhaustive permet de détecter. Cependant, du fait de l'écriture itérative, il devient impossible en pratique de relire entièrement le document à chacune de ses versions.