Linéarisation
Le concept de linéarité est lié à l'oralité, au flux temporel de la parole. Pour Bachimont (2007[1]), l'écriture et notamment les structures de liste et de tableau décrites par Goody délinéarisent le discours : ces structures offrent une synospsis spatiale aux éléments dispersés dans le discours. Mais la linéarité, telle que la définit Vandendorpe, se comprend également dans l'espace, notamment l'espace géométrique : « La linéarité se dit d'une série d'éléments qui se suivent dans un ordre intangible ou préétabli. Parfaitement exemplifiée par la succession des heures et des jours, elle relève essentiellement de l'ordre et du temps, mais s'applique aussi à un espace réduit aux points d'une droite. »
(Vandendorpe, 1999, p. 41[2]). Dans ses travaux sur la spatialisation de l'information, Pfaender fait l'hypothèse suivante : « [...] la ligne structure l'espace perceptif en attirant à elle les actions du lecteur/explorateur de cet espace. Elle joue le rôle d'un aimant si bien que lorsque l'activité perceptive passe à proximité d'une ligne, on est invariablement attiré vers elle et il n'est possible d'en ressortir qu'au prix d'un effort non négligeable. »
(Pfaender, 2009, p. 87[3]).
Dans le cadre de ses travaux sur le récit interactif, Bouchardon (2010[4]) réinterroge le concept de linéarité qu'il caractérise à la fois comme une certaine structure du récit (la structure linéaire), comme un type d'organisation matérielle (la contiguïté spatiale des contenus) et enfin comme l'idée de continuité de lecture. Ces trois caractéristiques sont illustrées à travers l'étude de l’œuvre Un conte à votre façon de Raymond Queneau, "cas frontière" entre linéarité et non-linéarité, que nous rappelons en annexe.
Structure du récit
La structure linéaire repose sur le chaînage contraint, prévu par l'auteur, entre les unités narratives : le récit ne fait sens que si ces unités sont lues dans l'ordre prescrit. Bouchardon rappelle à ce titre la notion d'irréversibilité chez Roland Barthes : « Ce qui importe, c'est que la logique des séquences d'action assure à la suite des événements racontés un "ordre irréversible (logico-temporel) : c'est l’irréversibilité qui fait la lisibilité du récit classique". »
(Bouchardon, 2010, p. 74[4]).
Les structures arborescentes proposent quant à elle des chaînages à choix, laissant ainsi au lecteur la possibilité de choisir une unité narrative suivante parmi plusieurs possibles. Comme le rappelle Bouchardon en s'appuyant sur les travaux de Clément, une arborescence peut être divergente (le récit a autant de fins possibles que de feuilles dans l'arbre) ou en boucles (les différents chemins possibles se rejoignent à un certain point du récit). Dans la suite, nous parlerons plus généralement de structure réticulaire (en effet, les deux types d'arborescence sont des cas de réseau). Pour Bouchardon, ce type de structure « [déplace l'intérêt du récit] de la lecture d'un devenir représenté en l'actualisation de devenirs contradictoires. »
(Bouchardon, 2010, p. 71[4]).
Organisation matérielle
La linéarité matérielle est incarnée par le support papier, dont la contiguïté spatiale suggère un sens pour la lecture des contenus (et ce indépendamment des intentions de l'auteur). Dans l'histoire de l'écriture, le volumen est le support linéaire par excellence, alors que le codex introduit un premier degré de délinéarisation avec la pagination.
Le support numérique est caractérisé quant à lui par une fragmentation matérielle, soit la non-contiguïté spatiale des contenus (on peut également rappeler la figure du réseau dans la raison computationnelle chez Bachimont). On notera cependant l'exception du document web "mono-page", typiquement un long article sur un blog, qui est paradoxalement plus linéaire que le codex, le défilement de la barre de scroll étant analogue au déroulement du volumen.
(Dis)continuité de lecture
La lecture linéaire est la convention selon laquelle on lit de manière continue « en parcourant la page ligne après ligne, de gauche à droite et de haut en bas, puis en passant à la page suivante »
(Bouchardon, 2010, p. 82[4]). Il y a en revanche discontinuité lorsque le lecteur doit "sauter du texte" :
soit pour consulter des éléments paratextuels (
« tout ce qui entoure le texte sans être le texte proprement dit »
(Bouchardon, 2010, p. 95[4])) tels qu'une note de bas de page ou une annexe, avant de reprendre le fil de la lecture ;soit pour suivre un renvoi vers une autre partie du texte, tel que dans un récit de structure réticulaire comme Un conte à votre façon.
Nous proposons la linéarisation au sens d'une transformation restaurant une certaine linéarité matérielle des contenus. En nous basant sur les exemples des modèles Opale et Topaze, nous allons étudier la linéarisation à travers quatre sous-problèmes :
les documents linéaires du point de vue de leur structure mais pas de leur organisation matérielle, que nous appellerons documents "multi-pages" (modules Opale) ;
les parcours réticulaires au sein d'un document multilinéaire (documents Topaze) ;
les contenus interactifs ;
les contenus calculés.