La documentarisation du monde

Du manuscrit au document moderne

Notre recherche s'ancre dans une histoire des supports et des techniques de production des écrits. Cette discipline est jalonnée d'inventions techniques facilitant à la fois la production et la diffusion des écrits. Dans cette section, nous rappellerons les étapes clés de la discipline en nous appuyant sur l'ouvrage de Barbier (2012[1]).

Dans le monde occidental, les premiers supports conçus pour l'inscription d'écrits sont les volumen : des rouleaux fabriqués à partir de bandes de papyrus (ibid.[1], p. 42). Le volumen est inventé par les égyptiens au troisième millénaire avant J.-C. Il constituera ensuite le support de prédilection pour l'inscription des écrits au sein des civilisations grecques et romaines.

La fin de l'antiquité voit l'apparition d'un nouveau matériau, le parchemin, et d'une nouvelle technique d'assemblage de feuillets, le codex. Première forme de livre à proprement parler, le codex est un ensemble de feuillets, pliés ou reliés entre eux. Dans la civilisation romaine, le codex est réservé à des écrits moins nobles que le volumen. « L'invention du codex est fondamentale pour l'avenir de la civilisation écrite, parce qu'elle ouvre à tous les développements futurs du travail intellectuel sur des documents écrits. Le codex, divisé en éléments semblables (les feuillets, chacun composé de deux pages), se prête bien à la consultation partielle et on pourra, à terme, lui superposer un système de références facilitant cette consultation (la foliotation, puis la pagination) (ibid.[1], p. 62). » L'élaboration des parchemins, l'écriture et l'enluminure des livres a été l’apanage des monastères durant tout le Moyen-Âge (ibid.[1], p. 68).

Deux inventions majeures, nécessaires à l'ère de l'imprimerie, sont diffusées depuis la Chine vers l'Occident : le papier, inventé au premier siècle après J.-C. et progressivement diffusé en Europe entre le XII et XVème siècle (ibid.[1], p. 90) et la gravure sur bois (xylographie) inventée au VIIème siècle et diffusée en Europe au cours du XIVème (ibid.[1], p. 91). C'est au cours du XVème siècle que Henne Gensfleisch zur Laden (dit Gutenberg) invente l'imprimerie à caractères mobiles, ouvrant ainsi la voie à un considérable essor dans la diffusion des imprimés (ibid.[1], p. 95). Son invention marque, suite au codex, la seconde grande révolution du livre.

La raison graphique

Dans la mesure où l'esprit de l'humain contemporain doit être le même que celui des hommes de la préhistoire, Goody s'interroge sur les raisons pour lesquelles « plusieurs millénaires de stagnation s'intercalent comme un palier, entre la révolution néolithique et la science contemporaine » (1979[2]). Il montre ainsi qu'avec l'écrit, soit avec l'usage d'un nouveau support pour inscrire et transmettre les connaissances naît une raison propre qu'il nomme la « raison graphique ». Il fait en outre émerger trois structures de construction et représentation des connaissances propres à l'écrit.

La liste (ibid.[2], p. 140). Elle est la transposition sur du papier d'une énumération orale. La structure de la liste permet d’ordonnancer des éléments les uns par rapport aux autres, de les classer dans des catégories différentes. C'est de cette figure logique que naissent les projets scientifiques de classification de l'époque moderne comme la classification des espèces de la faune ou de la flore.

Le tableau (ibid.[2], p. p. 108). Le tableau constitue une exploitation de l'espace graphique. La position d'une case influe directement sur sa valeur. L'usage d'un tableau pour représenter des connaissances ouvre une approche systématique dans la recherche de nouveaux éléments. Cet aspect systématique peut assister le chercheur dans la constitution de connaissances. Un exemple typique de connaissance directement impactée par sa forme de représentation est le tableau périodique des éléments (voir figure 1). L'exploitation graphique apporte plus de lisibilité au tableau (il n'est pas nécessaire de lire un traité de chimie pour situer les différents éléments les uns par rapport aux autres) et a permis de créer de nouvelles connaissances en mettant en évidence lors de sa création les différents atomes encore non découverts par l'intermédiaire de cases vides.

Figure 1 : tableau périodique des éléments (CC BY-SA 3.0, Poke2001)

La formule (ibid.[2], p. 97). La notion de formule désigne des éléments permettant de formaliser la connaissance. Goody montre que la formule orale est mobilisée pour structurer l'énonciation du discours. « Elles font partie de ce [qu'il] appelle "formes orales standardisées" ; leur standardisation prend la forme d'une articulation rythmique, souvent avec l'accompagnement de musique » (ibid.[2], p. 199). La formule écrite est constituée de signes graphiques au sens formel permettant de représenter des connaissances. Ce sont ces formules écrites qui permettent l'existence des mathématiques. Notons que la transposition d'une formule écrite dans un énoncé oral est un exercice difficile qui ne peut restituer l'ensemble des informations contenues par l'enchaînement de signes.

L'histoire des dispositifs techniques rappelée plus haut est à mettre en perspective avec la rationalité propre à l'écrit. On peut ainsi noter que la première forme technique exploitée pour la rédaction d'ouvrages est directement issue de la tradition orale. Le volumen est un rouleau qui conserve la linéarité du discours et ne facilite pas un accès désordonné au contenu. Il faudra attendre de nouvelles techniques, plus éloignées de la tradition orale comme la pagination et les index des codices, pour permettre de nouvelles modalités d'accès à une section d'un écrit. De nouvelles formes de livres aux contenus non linéaires arriveront également par la suite comme, par exemple, « l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers » de Diderot et D'Alembert.

La documentarisation du monde industriel

L'imprimerie a rendu possible la prolifération et la diffusion des imprimés. Le collectif R.T. Pédauque explique ainsi que ces imprimés sont « directement associé[s] à la première modernisation, celle qui a permis l'esprit scientifique, la rupture avec les traditions de l'Ancien Régime, l'expérimentation et sa validation à travers des comptes-rendus détaillés comme critère de la scientificité (Pedauque, 2006[3], p. 3) ». Le collectif Pédauque utilise le terme de documentarisation pour désigner l'omniprésence et la participation des documents à la construction du monde moderne : autant dans la construction des États que dans le soutien des révolutions industrielles et scientifiques.

De la prolifération des documents naît la documentation comme discipline de gestion des documents. Son principal objectif est de gérer la masse documentaire produite pour en faciliter l'accès. Ses principaux théoriciens sont Paul Otlet, Suzanne Briet ou encore Vannevar Bush. Paul Otlet est un juriste Belge à l'origine de l'Office International de Bibliographie (un organisme de coopération internationale entre bibliothèques) et de la Classification Décimale Universelle (un système de classification des documents utilisés par les bibliothèques). Otlet est également à l'origine du Mundaneum, un centre gigantesque dédié à stocker et répertorier l'ensemble du savoir humain (Levie, 2006[4] ; Otlet, 1934[5]). Suzanne Briet est une documentaliste française qui a travaillé pendant vingt ans à la salle des catalogues et bibliographies de la bibliothèque nationale. En 1951, elle publie un manifeste sur la documentation : « Qu'est ce que la documentation ? » (Briet, 1951[6]) dans lequel elle définit le métier de documentaliste. Elle y donne également une définition très englobante du document : « tout indice concret ou symbolique, conservé ou enregistré, aux fins de représenter, de reconstituer ou de prouver un phénomène ou physique ou intellectuel » (ibid.[6], p. 7), qu'elle illustre par l’exemple de l'antilope. Dès lors qu'une nouvelle espèce est cataloguée et exposée dans un zoo, elle devient un document. Tous les documents annexes (dessin, peinture, photographie, enregistrement du cri) n'en sont que des documents dérivés. Vannevar Bush est connu pour son article, « As we may think » (1945[7]), rédigé au lendemain de la guerre de 1945 qu'il a vécu en tant que coordinateur de la recherche américaine. Il y publie ses idées pour améliorer l'accès à l'information et théorise notamment un système de liens entre les documents en fonction des idées qu'ils véhiculent afin de permettre leur accès as we may think.

Dans ce mémoire, nous partageons la définition du document de Bachimont, plus restrictive que celle de Briet, qui s'arrête aux inscriptions faites sur un support, persistantes, délimitées temporellement et spatialement et contenant une intentionnalité (2007[8], pp. 178-179).