Le document numérique et la redocumentarisation du monde

Qu'est ce qu'un document numérique ?

Bachimont distingue trois dimensions dans la manipulation des documents : « la dimension de l'expression », « la dimension de la conservation » et « la dimension de la restitution » (2007[1], p. 174). Il montre que le document papier fait figure d'exception en faisant intervenir le même dispositif pour l'expression, la conservation et la restitution. Les documents temporels introduits au cours du XXème siècle (vidéo, audio) rompent cette unité en nécessitant des supports d’enregistrement et de restitution différents. Le numérique généralise cette différence en nécessitant systématiquement des dispositifs de restitution particuliers. Bachimont montre que l'essence du numérique réside dans « la discrétisation des contenus à des énoncés exprimés à l'aide d'un langage composé de symboles vides de sens  » et «  la manipulation des symboles soumis à des règles formelles » (ibid.[1], p. 32). Il en déduit un noème du numérique : « ça a été manipulé » (ibid.[1], p. 33) ; en extension au noème de la photographie de Roland Barthes (1980[2]) : « ça a été ».

Un document numérique est un contenu discrétisé et désémantisé, stocké dans une forme binaire, et nécessairement manipulé en vue de le reconstruire pour sa restitution. Dans ces termes, un document numérique ne peut respecter la définition du document introduite dans la section précédente. Les critères de persistance et de délimitation spatiale et temporelle ne sont plus clairement respectés. Comme le souligne Crozat (2012[3], p. 187), « le document numérique finalement n'existe pas, la locution est oxymorique. Il ne peut exister que des constructions numériques dont le traitement calculatoire permet de simuler un ordre documentaire. »

La raison computationnelle

Dans ce même ouvrage, Bachimont s'appuie sur les travaux de Goody présentés dans la section précédente sur une raison propre au support graphique pour poser les bases d'une raison computationnelle, propre au support numérique. « L'hypothèse que nous formulons est que l'informatique, sous la forme des systèmes formels automatiques, fournit précisément un nouveau type de support, les supports dynamiques, auquel doit correspondre un type spécifique de synthèse, et par conséquent une rationalité spécifique, que nous proposons de baptiser "raison computationnelle" » (ibid.[1], p. 16). Bachimont fait ainsi évoluer les trois structures logiques de Goody vers trois nouvelles structures propres au support numérique : le programme, le réseau et la couche (ibid.[1], pp. 73-76).

Le programme. Le programme représente l'évolution de la liste. Il permet de spécifier a priori des logiques d’exécution d'une liste d'instructions. Il projette dans le temps de l’exécution informatique une liste d'instructions logiques et formelles.

Le réseau. Bachimont propose le terme réseau pour désigner l'évolution du tableau. Les cases deviennent indépendantes les unes des autres et communiquent entre elles par des relations pré-établies.

La couche. La formule théorisée par Goody constitue l'élément de formalisation de l'écrit. Au même titre, la couche informatique permet de structurer les manipulations de la machine en différents niveaux indépendants les uns des autres. Chaque couche peut effectuer des actions en faisant abstraction des calculs réalisés par les couches sous-jacentes. C'est ce système de couches qui permet toujours plus d'automatisation et d'abstraction au sein des systèmes informatisés.

La redocumentarisation

Le numérique, par son essence, favorise grandement la production et la transmission des documents. Le collectif Pédauque (2006, [4] p. 4) parle de nouvelle révolution qu'il nomme redocumentarisation. Ce terme « désigne à la fois un retour sur une documentarisation ancienne et une révolution documentaire ». Le terme redocumentarisation est également mobilisé par Salaün et Zacklad pour désigner des réalités différentes. Zacklad le mobilise pour désigner les éléments permettant un meilleur accès aux contenus, tant à l'extérieur d'un document (indexation, utilisation de moteurs de recherche) qu'à l'intérieur (ré-agencement, liens internes). Salaün (2007[5]) désigne les étapes de numérisation préalables à une exploitation numérique des documents : « dans un premier temps, il s'agit de traiter à nouveau des documents traditionnels qui ont été transposés sur un support numérique en utilisant les fonctionnalités de ce dernier. [...] Il s'agit alors d'apporter toutes les métadonnées indispensables à la reconstruction à la volée de documents et toute la traçabilité de son cycle. » C'est bien dans une reconfiguration de l'ordre documentaire existant tel que montré par Pédauque que nous inscrivons notre recherche.

La première appropriation du numérique pour l'élaboration et la gestion des documents a consisté en une transposition des dispositifs existants sur un nouveau support. Pour l'exemple, on pourra citer les outils de traitement de texte qui simulent l'inscription d'un contenu sur une feuille de papier ou les plates-formes de gestion électronique de documents (GED) qui permettent d'informatiser le centre de documentation et d'archive d'une organisation, rendant ainsi possibles les projets d'indexation des théoriciens de la documentation que sont Bush, Briet et Otlet. Par hypothèse, nous considérons ces outils comme le balbutiement de l'élaboration et la gestion des contenus numériques. Au même titre que le volumen est un objet conçu selon une tradition orale d'accès aux contenus que le codex a revisité en abandonnant la continuité de l'inscription au profit d'un système de pagination, notre recherche vise à mieux outiller la production des documents en s'appuyant sur les spécificités du support numérique.