La rééditorialisation documentaire
Tendance technique et numérique
Dans L'homme et la matière, Leroi-Gourhan (1971,[1] p. 27) met en évidence le concept de tendance technique : « la tendance a un caractère inévitable, prévisible, rectiligne ; elle pousse le silex tenu à la main à acquérir un manche, le ballot traîné sur deux perches à se munir de roues. [...] La roue entraîne l'apparition de la manivelle, de la courroie de transmission, de la démultiplication. »
Ce concept de tendance technique indépendante des civilisations est également partagé par Stiegler (1994[2], p. 57) : « le concept de tendance technique s'oppose à cette illusion ethnocentrique [...] il n'y a pas de génie de l'invention, ou du moins, il ne joue qu'un rôle mineur dans l'évolution technique. »
Les techniques suivraient donc une évolution déterminée par la nature intrinsèque de l'objet et du milieu dans lequel il est mobilisé plutôt que par le milieu ethnologique dans lequel il est manipulé. Bachimont (2007[3], p. 37) propose ainsi une formulation de la tendance du numérique : une « fragmentation et recombinaison »
d'un côté, une « désémantisation »
de l'autre. Crozat (2012[4], p. 183) exploite ce concept de tendance technique pour définir l'enjeu de notre recherche en ingénierie du document. Il s'agit « d'inventer - pour les exhumer - des formes documentaires qui ouvrent un nouveau champ du possible, pour tenter d'en anticiper les incidences cognitives et sociétales en genèse »
. À titre d'exemple, la carte heuristique de l'écriture numérique, réalisée dans le cadre du projet PRECIP (Crozat, Bachimont, Cailleau, Bouchardon & Gaillard, 2011[5]) tente d'explorer la nature du numérique pour exhumer les techniques fondamentales et particulières de l'écriture numérique.
La rééditorialisation
En continuité des travaux de Bachimont et dans cet objectif d'exhumer les techniques d'écriture numérique, Crozat propose le terme de rééditorialisation qu'il définit comme suit.
« Le terme de rééditorialisation est un néologisme qui a émergé dans le domaine du document numérique pour désigner le processus consistant à reconstruire un nouveau document à partir d'archives. La construction de ce mot tente une première synthèse entre les concepts d'édition au sens de publication d'une œuvre, d'éditorialisation au sens d'expression d'un point de vue propre, de réédition au sens de nouvelle proposition de lecture. Elle tente une seconde synthèse entre les fonctions d'éditeur, celui qui met en forme et diffuse, et d'auteur, celui qui écrit, fonctions qui tendent à se mêler dans le contexte du numérique. La rééditorialisation est donc la publication d'une œuvre originale dans son point de vue, sa forme, sa scénarisation, à partir de contenus qui ne le sont pas tous. »
(Crozat, 2012[4], p. 189)
La rééditorialisation de contenus numériques peut s'opérer suivant différentes modalités. Nous parlerons de fonctions de rééditorialisation pour désigner les fonctions éditoriales permettant l'insertion de contenus existants dans l'élaboration de documents originaux. La fonction de rééditorialisation la plus simple est la fonction de transclusion (Nelson, 1981[6]). Elle consiste à insérer un contenu par une simple référence à un fragment de document existant. Par exemple, la construction d'un document A peut se faire comme illustré dans la figure 2 en mobilisant un fragment A0 et des fragments A1, A2, A3 et A4 référencés au sein d'un arbre dont A0 est la racine. Lors de la construction de l'affichage par la machine, l'affichage de A3 et A4 est inséré dans l'affichage de A2, qui avec A1, est également inséré dans l'affichage de A0. Cette technique de fragmentation et transclusion est par exemple permise par la technologie LaTeX. Rééditorialiser par transclusion consiste dans cet exemple à produire un document B comme illustré dans la figure 3. Certains fragments issus de l'arbre dont B0 est la racine référencent par transclusion les fragments mobilisés par le document A.
Des fonctions de rééditorialisation plus spécifiques s'appuient sur la transclusion mais opèrent en outre une surcharge des fragments référencés. Cette surcharge peut être manuelle : nous parlerons alors de dérivation ; ou programmée : nous parlerons de déclinaison. Dérivation et déclinaison ont de nombreux usages. Parmi ceux-ci, on pourra citer la localisation en règle générale et la traduction en particulier, la documentation de familles de produits aux caractéristiques proches ou encore la rédaction d'écrits sur un sujet unique et pour des cibles différentes. D'un point de vue plus large, chaque action de « copier/coller »
dans un éditeur de documents classique peut être instrumentée soit par une transclusion si le fragment copié est réutilisé sans modification, soit une déclinaison ou dérivation si le fragment est modifié pour correspondre à son contexte d'usage.
Par exemple : sur la figure 4, la valeur « Planet Express, Inc. »
remplace l'ensemble des valeurs « MomCorp »
sur l'ensemble du document ; sur la figure 5, les fragments A0 et A1 ont manuellement été surchargés par le concepteur du document.