Positionnement épistémologique
Nos travaux s'inscrivent dans le cadre d'une recherche technologique dont l'enjeu est d'une part de faire émerger des formes documentaires en prise avec la tendance technique du numérique, et d'autre part d'expérimenter ces formes dans des situations d'usage.
D'après Theureau (2009[1]), la recherche technologique se fonde sur une épistémologie dans laquelle la science entretient une relation organique avec la technique (rappelant ainsi la définition de la technologie par Koyré). Cette relation organique permet de créer un lien bidirectionnel entre la recherche scientifique et l'ingénierie : d'une part l'ingénierie met en œuvre les solutions qui émergent de la recherche scientifique et les confronte aux usages ; d'autre part, la recherche scientifique est relancée par les observations faites du côté des usages.
En s'appuyant sur les travaux de Theureau, Arribe (2014[2]) pose les bases du programme de recherche technologique "rééditorialisation documentaire", ayant la rééditorialisation pour objet théorique et les chaînes éditoriales pour objets technologiques, c'est-à-dire les objets à travers lesquel la rééditorialisation peut être expérimentée. L'enjeu de ce programme est d'« anticiper les évolutions des formes d'écriture induites par le support numérique »
afin de mieux outiller la rééditorialisation, supposée comme étant « plus [efficace] pour la rédaction et la maintenance de fonds documentaires importants »
(ibid.[2]).
C'est dans ce cadre épistémologique que nous positionnons nos travaux, en élargissant l'enjeu du programme aux formes documentaires en général (pour l'écriture mais aussi la lecture), afin d'y inclure les formes de relecture que nous proposons. Notons que si notre recherche n'a pas directement pour objet la rééditorialisation, elle vise idéalement à mieux outiller le processus de relecture dans les chaînes éditoriales, et par conséquent à permettre l'usage des techniques de rééditorialisation malgré leur impact sur la relecture.
Le programme "rééditorialisation documentaire" s'appuie sur l'hypothèse philosophique, développée par Leroi-Gourhan, Simondon et Stiegler, selon laquelle les objets techniques évoluent à travers un dynamisme qui leur est propre.
Nous avons vu en effet chez Leroi-Gourhan que la part de l'homme dans l'invention technique était à mettre en regard de la tendance selon laquelle la matière s'organise, à partir de ses lois internes, en un objet technique.
Chez Simondon, la tendance évacue le déterminisme humain dans l'évolution de l'objet technique, à travers le processus de concrétisation : étant au départ « la traduction physique d'un système intellectuel »
, l'objet se concrétise lorsqu'il « tend vers la cohérence interne, vers la fermeture du système des causes et des effets qui s'exercent circulairement à l'intérieur de son enceinte, et de plus incorpore une partie du monde naturel qui intervient comme condition de fonctionnement, et fait ainsi partie du système des causes et des effets »
(Simondon, 1958, p. 56[3]). La concrétisation est illustrée par Simondon notamment à travers l'exemple de la turbine de Guimbal. Le problème d'origine consistait à insérer la turbine avec une génératrice dans la conduite forcée d'une centrale hydroélectrique. Pour cela, la taille de la génératrice devait être diminuée, rendant alors impossible l'évacuation de la chaleur à plein régime, du moins à l'air libre. L'idée de Guimbal fut de plonger la génératrice dans un carter rempli d'huile sous pression et reliée à la turbine, l'ensemble étant actionné par l'eau. L'huile agitée par le fonctionnement de la génératrice permet de dégager la chaleur vers l'extérieur du carter, avant que celle-ci ne soit évacuée par l'eau. L'eau et l'huile, plurifonctionnelles dans cet ensemble, constituent ce que Simondon nomme un milieu associé, conditionnant le fonctionnement de l'objet technique en même temps qu'il est créé par lui.
Pour Simondon, le rôle de l'homme n'est plus d'inventer mais d'anticiper le dynamisme d'évolution de l'objet technique vers le stade concret, tel que le rappelle Stiegler : « [Ce dynamisme], bien que n'étant plus soumis à l'intention humaine, requiert néanmoins la dynamique opératrice de l'anticipation. L'objet, qui n'est pas produit par l'homme, a néanmoins besoin de lui en tant qu'il anticipe [...] »
(Stiegler, 1994a, p. 95[4]). C'est précisément cette anticipation que l'on retrouve au cœur du programme "rééditorialisation documentaire".
En suivant la théorie du support proposée par Bachimont (2004[5]), qui postule que tout objet technique est l'inscription matérielle d'une connaissance et que toute connaissance est d'origine technique, il s'ensuit que le dynamisme propre d'évolution des objets techniques s'applique également aux documents. En effet, ces derniers appartiennent à la classe technique des inscriptions sémiotiques, qui sont considérées pour ce qu'elles représentent et non pour ce qu'elles sont, à la différence des inscriptions instrumentales, qui prescrivent un savoir-faire par leurs structures matérielles (ibid.[5]). Puisque d'après cette théorie, « les propriétés matérielles du support d'inscription conditionnent l’intelligibilité de l'inscription »
(ibid.[5]), c'est en faisant travailler la tendance technique du numérique que l'on pourra anticiper l'évolution du document avec ce nouveau support, et en particulier l'émergence de nouvelles formes documentaires visant à être confrontées à des situations d'usage.