La tendance technique du numérique
Afin de mieux comprendre l'évolution du document avec ce changement de support, Bachimont cherche à identifier la tendance technique du numérique.
La tendance technique est un concept proposé par Leroi-Gourhan, anthropologue spécialiste de la Préhistoire. Pour cet auteur, l'évolution technique n'est pas la pure expression d'un "génie de l'invention" plus ou moins présent dans une société particulière. Son hypothèse est que la technique est caractérisée par des tendances et des faits. La tendance agit sur la matière comme un déterminisme qui, tel que pour un organe biologique, la pousse à s'organiser pour se donner une fonction technique : « [La tendance] pousse le silex tenu à la main à acquérir un manche, le ballot traîné sur deux perces à se munir de roues. »
(Leroi-Gourhan, 1943, p. 27[1]). Les faits sont les expressions locales et contingentes d'une tendance, chacune colorée de la singularité du groupe ou de la société mettant au point l'objet technique (environnement, climat, culture...).
Par exemple, Leroi-Gourhan a étudié des formes de charrue retrouvées dans des régions géographiquement proches (Asie du Sud-Est, Japon, Tibet), chacune ayant néanmoins des spécificités locales (par rapport au type de sol cultivé ou encore à la valeur culturelle associée à l'objet). À la vision ethnocentrique selon laquelle une des trois régions aurait diffusé son savoir technique aux deux autres, s'oppose l'hypothèse d'un tendance "charrue" s'exprimant localement à travers des faits, en l'occurrence trois formes voisines de charrue (Stiegler, 1994a[2]).
Bachimont affirme que le support numérique n'est pas orthothétique au sens de Stiegler, qui désigne par là « le fait que des techniques de la mémoire permettent de poser (thèse) exactement (ortho) ce qu'elles enregistrent »
(Bachimont, 2007, p. 258[3]). Le support papier, par exemple, est orthothétique : l'écriture sur ce support permet d'examiner « ce qui s'est pensé comme étant ce qui s'est passé »
(Stiegler, 1994b[4]). Inversement, le support numérique est autothétique : les unités binaires ne renvoient à rien d'interprétable, et le calcul qui s'en empare ne fait appel « à aucune autre réalité que lui-même »
(Bachimont, 2007, p. 247[3]). Tout contenu numérique est donc « d'emblée falsifiable et possiblement falsifié »
, car « il ne véhicule pas sur lui sa genèse ni les étapes de sa construction. »
(ibid., pp. 34-35[3]).
La manipulation par le calcul est donc l'essence technique du support numérique selon Bachimont. « Ça a été manipulé »
: tel est le noème du numérique, soit « ce qu'il faut comprendre et penser à propos du numérique »
(Bachimont, 2007, p. 33[3]), à l'instar du « Ça a été »
de Roland Barthes à propos de la photographie. Crozat (2015a[5]) illustre ce noème en donnant l'exemple de la chaîne manipulatoire d'un mail : le contenu tapé au clavier a d'abord été encodé en séquences d'octets stockées dans la mémoire de l'ordinateur, complétées par d'autres séquences relatives aux métadonnées du mail (date, expéditeur, récepteur...) ; puis ces séquences ont été copiées et transmises, via un protocole de communication, à un serveur qui les a retransmises à l'ordinateur du récepteur ; enfin, elles sont décodées par un programme pour s'afficher à l'écran sous forme de caractères interprétables.
Après en avoir proposé le noème, Bachimont établit par déduction la tendance technique du numérique à travers les concepts de fragmentation et de recombinaison (Bachimont, 2007, p. 37[3]) :
la fragmentation est la discrétisation des contenus sous forme d'unités désémantisées (codage binaire) ;
la recombinaison est la manipulation de ces unités discrètes par des règles formelles, pouvant mener à une resémantisation des contenus bien qu'étant arbitraires par rapport à eux.