La raison graphique
Pour Bachimont, les propriétés physiques des inscriptions ont un rôle vis-à-vis des connaissances : « La forme d'expression, sa structure matérielle, son apparence sensible et perceptible, conditionnent l'interprétation qui pourra être effectuée et le sens qui pourra être attribué à l'inscription. L'inscription, dans sa matérialité, fournit une matière à réflexion et donne à penser à l'esprit qui l'appréhende. Selon le type de matérialité qui l'incarne, un type d'interprétation se dégagera qui reflétera dans sa conceptualité et ses structures cognitives la matérialité interprétée. »
(Bachimont, 2007, p. 69[1]). Les inscriptions de connaissances sont l'objet de la théorie du support proposée par Bachimont (2004[2]).
Concernant l'écriture graphique, Goody (1979[3]) a montré qu'elle a donné naissance à de nouvelles structures de pensée du fait des possibilités de spatialisation et de permanence des inscriptions offertes par le support, inconcevables dans le discours oral. Ces structures sont :
la liste, qui permet d'ordonner et de classer des éléments qui, énoncés oralement, seraient confondus dans un seul et même flux ;
le tableau, qui tire parti de la bidimensionnalité du support pour catégoriser chaque unité en fonction de sa position verticale et horizontale ;
la formule, qui permet de donner aux signes écrits une signification formelle mobilisable dans un raisonnement logique par exemple.
En s'appuyant sur ces trois structures, Goody pose l'existence d'une raison graphique, rationalité propre à l'écriture qui serait à l'origine des sciences (notamment les mathématiques) et plus largement de la société moderne.
La raison graphique et par suite l'imprimerie ont constitué les pratiques documentaires autour du document papier (dont celles de la documentation) en vigueur depuis plusieurs siècles et encore largement répandues aujourd'hui. Pour Bachimont : « La culture de l'écrit s'est construite sur les propriétés de fixité et de permanence du support, les évolutions ayant la plupart du temps eu lieu dans la perspective de renforcer ces deux propriétés. Un contenu est donc ce qui est fixé sur un support, la matérialité du support apportant la persistance temporelle au contenu ainsi que son intégrité et ses délimitations. »
(Bachimont, 2007, p. 222[1]). Dans cette culture de l'écrit, l'interprétation repose sur une instrumentation permettant à la fois l'objectivation et l'appropriation (ibid., p. 172[1]) :
« l'objectivation se traduit par le fait de pouvoir accéder à un exemplaire de référence, une version faisant autorité, sur laquelle tout le monde est d'accord (ou presque) pour voir la version authentifiée (à défaut d'authentique) du contenu exprimé. »
« l'appropriation se traduit par des vues construites à partir de la version de référence [par exemple des vues annotées], pour exprimer et présenter le contenu dans une forme plus accessible et plus familière au lecteur. »