La raison computationnelle
Comme l'a fait Goody avec l'écriture graphique, Bachimont propose de rechercher l'impact du calcul sur nos rapports à la connaissance et les nouvelles structures de pensée qui en émanent.
Si l'écriture graphique permet de spatialiser le temps du discours oral, le calcul traduit le mouvement inverse : « [...] l'informatique permet un déploiement de l'espace en temps : un programme n'est pas autre chose qu'un dispositif réglant un déroulement dans le temps, le calcul ou l'exécution du programme, à partir d'une structure spécifiée dans l'espace, l'algorithme ou programme. »
(Bachimont, 2007, p. 73[1]). Bachimont en déduit les structures de pensée d'une raison computationnelle qu'il met en regard de celles de la raison graphique (ibid., p. 74[1]) :
le programme, succédant à la liste : la structure spatiale du programme est déployée en temps par l'exécution de ses instructions, ce temps étant celui
« nécessaire à l'exploration systématique d'un espace de calcul, comme parcours de tous les cas possibles d'une combinatoire »
;le réseau, succédant au tableau : le réseau est un tableau "augmenté" dans lequel les cases peuvent se référencer entre elles indépendamment de leur situation spatiale en lignes et en colonnes ;
la couche, succédant à la formule : la formalisation écrite se traduit au niveau informatique par un empilement de couches indépendantes les unes des autres, c'est-à-dire que les calculs effectués au niveau d'une couche peuvent être pensés indépendamment de l'implémentation des couches sous-jacentes.
La raison computationnelle n'est pas sans conséquence sur l'interprétation des inscriptions numériques. Pour Bachimont, celles-ci entraînent une désorientation dans le sens où l'intelligibilité des contenus calculés n'est garantie que par la vérification de leurs processus de (re)construction, à savoir l'articulation des programmes, des réseaux et des couches, qui reste difficilement réalisable en pratique. Ainsi : « La désorientation conceptuelle dans laquelle nous entraînent les inscriptions se manifeste par une dispersion du sens : l'interprétation n'aboutit pas car le parcours se perd dans des manifestations matérielles désordonnées »
(Bachimont, 2007, p. 78[1]).
Les conditions d'intelligibilité d'un document Web, par exemple, permettent d'illustrer l'idée de désorientation : la lecture du contenu dépend de l’exécution de plusieurs programmes (interprétation du code HTML, exécution des scripts, affichage des styles...) appartenant à des couches logicielles différentes (par niveau d'abstraction décroissant : moteur de rendu du navigateur, langage de programmation, langage machine) et exploitant un réseau d'adresses mémoire non-contiguës (liens vers les autres pages ou vers une ancre de la même page...). La perception simultanée de tous ces éléments calculatoires pour parvenir in fine à l'interprétation des inscriptions est en effet une opération complexe.
Le document numérique en tant que reconstruction dynamique met à mal l'interprétation en ce que l'objectivation des contenus est annulée au profit de l'appropriation : « le document n'existe qu'au moment de sa consultation, dans une forme n'existant que dans le contexte singulier d'une consultation par un lecteur individuel donné »
(ibid., p. 240[1]). L'objectivation suppose d'accéder à la ressource invariante, ou du moins à sa vue canonique (la ressource en elle-même, binaire, étant inaccessible), par exemple une vue XML reflétant la structure logique du document (Crozat et Bachimont, 2004[2]), et de vérifier sa reconstruction, qui comme nous l'avons vu précédemment se heurte à la désorientation.
Pour finir, Crozat souligne l'ambiguïté portée par la notion de document avec son évolution numérique : « Le document numérique finalement n'existe pas, la locution est oxymorique. Il ne peut exister que des constructions numériques dont le traitement calculatoire permet de simuler un ordre documentaire. »
(Crozat, 2012a[3]).