Du document au document numérique

Buckland (1997[1]) observe que la documentation, discipline de gestion des documents, a entraîné la réinterrogation de son objet d'étude. En effet, la vision traditionnelle du document papier était devenue trop étroite pour inclure d'autres médias tels que l'audiovisuel. Les théoriciens de la documentation ont alors proposé de nouvelles définitions, moins attachées à la matérialité des documents qu'aux fonctions qu'ils assurent.

Pour Otlet, dont le Traité de documentation publié en 1934 fut à l'origine de la discipline, ce ne sont pas seulement les objets décrits dans les textes ou représentés par des images qui ont le statut de document, mais également les objets eux-mêmes dans la mesure où ils sont porteurs d'informations. Un document peut alors être tri-dimensionnel, tels une sculpture dans un musée ou encore un objet archéologique.

Cette notion du document comme objet est renforcée par Briet, qui en donne la définition suivante : « tout indice concret ou symbolique, conservé ou enregistré, aux fins de représenter, de reconstituer ou de prouver un phénomène ou physique ou intellectuel » (Briet, 1951, p. 7[2]). Briet donne notamment l'exemple d'une antilope qui, si elle est exposée dans un zoo, acquiert le statut de document.

À partir de la réflexion de Briet, Buckland propose les conditions suivantes pour déterminer si un objet est un document : il faut qu'il y ait matérialité et intentionnalité ; les objets doivent être traités (Zacklad (2005[3]) parle plus précisément de documentarisation) et perçus en tant que document.

Dans ce mémoire, nous partagerons la définition de Bachimont et Crozat : « On définira [...] un document comme une inscription de contenus sur un support pérenne, établie dans un contexte éditorial. Un contenu est une forme d'expression pourvue d'une valeur culturelle associée à un véhicule matériel, il exprime une signification et suscite une interprétation ; une inscription est un contenu fixé sur un support matériel, tel qu'il lui apporte une permanence dans le temps ; un contexte éditorial est l'association d'un contexte de production et d'un contexte de réception. » (Crozat, 2012a[4]). La notion de contexte éditorial est à rapprocher de la distinction faite par Bachimont entre les documents possédant une intentionnalité soit a priori, où le support matériel a été constitué pour être un document, soit a posteriori, où l'objet matériel précède le document (Bachimont, 2007, p. 180[5]). Si l'intentionnalité a posteriori permet de prendre en compte la notion de document comme objet (et les exemples d'Otlet et de Briet), nous nous restreindrons dans ce mémoire à l'intentionnalité a priori.

Le concept de document est fortement réinterrogé avec le numérique. Buckland (1998[6]) souligne le fait qu'avec le stockage sous forme binaire, le document perd définitivement sa forme physique traditionnelle, ce qui renforce la vision fonctionnelle du document qu'avaient proposé Otlet et Briet, entre autres. Il illustre cette rupture en donnant l'exemple des tables de logarithmes, un document imprimé conventionnellement utilisé avant l'apparition des calculatrices. Une version numérique de ce document peut tout à fait être le résultat d'un programme dans lequel les valeurs logarithmiques sont calculées dynamiquement plutôt que stockées "en dur".

Pour le collectif Pédauque, cette rupture n'est pas sans conséquence sur les pratiques documentaires : « La manifestation la plus évidente du changement est [...] la perte de la stabilité du document comme objet matériel et sa transformation en un processus construit à la demande, qui ébranle parfois la confiance que l'on mettait en lui » (Pédauque, 2003[7]). Crozat précise que le numérique impose « la séparation entre la forme d'inscription, une ressource binaire sur un support d'enregistrement, et la forme de lecture, une manifestation sémiotique sur un dispositif de lecture, la seconde étant calculée à partir de la première par l'intermédiaire de l'exécution d'un programme. Ce qu'on lit n'est plus ce qui a été écrit. » (Crozat, 2012a[4]). Ainsi dans le numérique, il convient de ne plus considérer le document dans son unité traditionnelle, mais d'envisager les différentes formes qu'il prend.